LE MONDE | 21.03.09 | 14h02  €  Mis à jour le 21.03.09 | 14h02

Arrivée au pouvoir de la droite israélienne inquiète les Européens, dit-on. Et quand l'Europe s'inquiète d'Israël, moi, Israélien, je commence à "flipper" dur. Je sais d'expérience que ce genre d'inquiétudes finit toujours par avoir des conséquences néfastes.
Aux dernières élections, j'ai voté pour le perdant, autrement dit : à gauche, et même, le bulletin que j'ai glissé dans l'urne est allé à un parti qui s'est pris une raclée monumentale. Mais pour ce qui est de mes angoisses sur le programme de la droite de mon pays, ça va : je peux gérer. Les initiatives européennes, non. 
En somme, tout le problème vient de moi. J'adore l'Europe, et ma conception de l'avenir est toujours dépendante d'une vision du monde qui a pour base le mode de vie européen. Bref, je suis un amoureux ! Et justement pour ça, en vertu du pouvoir prophétique typique du soupirant éconduit, j'ai la faculté d'anticiper mes déconvenues. Oui, je suis un homme de gauche, autrement dit quelqu'un qui veut la paix à tout prix et qui est prêt, pour cela, à d'énormes concessions ; et en même temps, les dernières élections ne m'ont pas surpris. Je ne les interprète nullement comme si les Israéliens étaient bouchés à l'émeri devant la paix, mais comme une réaction aussi instinctive que salutaire.
Ce qu'Israël demande ? Une pause. Qu'on nous permette d'hésiter encore un peu avant d'en venir à des décisions irrévocables. Les raisons qui ont poussé l'opinion publique israélienne "à droite" ne me sont pas étrangères, tout électeur "de gauche" que je sois. Le fait est que c'est facile d'en faire abstraction quand on habite une des plaisantes cités d'Europe : tout accord de paix, aussi précaire soit-il, représente en effet pour Israël la mise en jeu de sa propre existence. La preuve ? Une concession sur certains territoires situés en bordure du centre d'Israël nous laisserait un t erritoire dont la largeur ne dépasserait pas parfois 15 km. Oui, 15 ! Chers lecteurs, l'un d'entre vous pourrait-il se sentir vraiment au large en vivant enserré dans des frontières plus étroites que celles de Paris ? 
Au cours des dernières décennies, la paix a paru à portée de main, puis tout est parti en vrille, et je me demande finalement si elle était si proche, cette paix, ou si nous avons rêvé de châteaux en Espagne. Les choses montrent en tout cas qu'aucune de nos avancées dans cette direction n'a été payée de retour, à savoir comme elle aurait dû l'être en bonne logique : par une amélioration de la situation. Au contraire, le cauchemar n'a fait qu'empirer. Les leaders de droite ont donc beau jeu de se camper devant nous en jactant, et nous lancer des : "On ne vous l'avait pas dit ? Pas vrai qu'on vous l'avait dit ?" Et on leur lâche à mi-voix : "Oui, vous l'avez dit", tout en cherchant à expliquer pourquoi ils n'ont raison qu'en surface. Mais on s'empêtre ; quelque chose en nous est tenté de se joindre à la course côté droit pour pouvoir hurler avec elle : "On vous l'avait bien dit, non ?" Et avoir enfin raison. 
J'ai une appréhension bien à moi concernant la victoire de la droite en Israël. Je ne prends pas à la légère les risques que comporte un tel gouvernement. Mais il n'y a pas besoin d'être de droite pour sentir qu'un changement profond s'est récemment opéré dans la réalité qui est la nôtre au Proche-Orient. Un facteur nouveau, dont les Européens se sont insuffisamment rendu compte, est intervenu, je veux parler de l'intégrisme islamique.> 
Rituellement, quelqu'un vient faire miroiter aux yeux des Palestiniens la promesse de succès supplémentaires, de victoire totale pourvu qu'ils se retiennent, pourvu qu'ils sachent résister au compromis en cours. Depuis quelque temps, ce sont les islamistes qui officient. Par là je ne vise pas tout l'islam ni tous les musulmans (je n'ai, moi, aucun goût pour les manifs monstres dont le clou est de brûler ma fiole en effigie !), mais, sans conteste, un vent d'extrémisme islamique souffle. 
Si naguère le conflit israélo-palestinien a pu être soluble dans le cadre d'un partage des ressources, de solutions humanitaires, c'est sûr qu'aujourd'hui, alors que les données du problème n'ont apparemment pas changé, aucun espoir de ce type n'est plus envisageable. 
Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d'un djihad mondialisé. Et c'est bien là que le bât blesse : le problème - le conflit - est en apparence seulement resté ce qu'il avait toujours été. Erreur ! Il a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout aille urs dans le monde, n'a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s'est livrée ici l'Histoire.
Il y a dix ans, en effet, j'étais convaincu que des concessions israéliennes conduiraient à la paix. Désormais, je suis au contraire persuadé que les retraits les plus spectaculaires ne serviront à rien : de paix il n'y aura pas. Pas maintenant. Ceux qui ont en main la gestion des relations israélo-palestiniennes ne sont pas des responsables qui la désirent, pas plus qu'ils n'agissent en vue du bien des Palestiniens. Israël n'a jamais été et ne sera jamais réfractaire à la paix, comme on essaye parfois de le laisser croire. 
Cela vient peut-être de ce que la société israélienne vit selon des normes occidentales, confortables aux points de vue économique et culturel, et que, du coup, nous serions censés n'avoir aucune inclination au changement. A l'inverse, le camp palestinien, celui de la pauvreté et de la souffrance, devrait être enclin à exploiter le moindre lumignon de paix.> 
Mais j'ai l'impression que cette situation s'est inversée. Côté israélien, les coeurs se serrent à l'idée que rien d'extraordinaire ne peut sortir du contexte actuel. C'est pour cela aussi que de fieffés hommes de droite avaient soutenu Oslo et que la majorité des Israéliens, la droite comprise, étaient favorables au retrait unilatéral de Gaza, fût-ce =C 3 contrecoeur. Côté palestinien, un processus inverse s'est enclenché ; on s'y enthousiasme maintenant pour les opportunités que recèle l'attente : obtenir plus, et à de meilleures conditions dans l'avenir. 
Peut-on espérer convaincre les Européens que cette mutation a bel et bien eu lieu ? L'espoir, je le devine, est faible. Surtout quand on constate la paralysie qui les saisit dès lors qu'ils doivent affronter le radicalisme musulman. Cet islam-là, indépendamment de ce qui se passe en Israël, tétanise les Européens. Ils le craignent et s'y opposent, mais redoutent plus encore que leur opposition les fasse paraître sous un jour arrogant, raciste, colonialiste. Stigmatiser l'arrivée de la droite au pouvoir en Israël et en faire le noeud du problème, c'est tellement plus facile ! Moi, l'amoureux transi et déçu, je peux déjà imaginer les gros titres de la presse européenne l'année prochaine
La mise à l'épreuve suivante de l'Europe est pour bientôt. Elle aura lieu en Suisse à l'occasion de la conférence contre le racisme qui a déjà eu droit au sobriquet de "Durban II". J'imagine déjà la scène. Le délégué d'un pays où des fillettes de 8 ans sont mariées de force à des vieillards proclamera son indignation devant la situation des droits de l'homme en Israël ; le délégué d'un Etat qui subventionne la terreur partout dans=2 0le monde portraiturera Israël en Etat terroriste. 
L'ambassadeur d'une nation où un tribunal a prononcé une peine de viol collectif sur une jeune fille dont le frère avait attenté à l'honneur d'une autre femme dissertera sur la politique scandaleuse d'Israël par rapport à ses minorités. Et celui d'un pays qui fomente la guerre à toutes ses frontières parlera de l'inquiétude qui l'étreint face au bellicisme israélien. 
Mais l'image qui serait la plus terrible pour moi, ce serait celle de diplomates européens cravatés écoutant les orateurs avec attention et une mine sérieuse. Ah oui, ils seront beaux à voir, avec leur costume sur mesure, avec leurs bésicles à la dernière mode conservatrice, avec dans l'expression du regard mille ans de civilisation dominatrice. "Durban II" est un événement si parodique, si grotesque, qu'on pourrait croire qu'il a été taillé pour dessiller les yeux des incrédules, pour faire bouger les lignes. 
Mais ce réveil de la conscience européenne n'aura sans doute pas lieu. L'Europe, qui représente le véritable objectif de l'intégrisme islamique, continuera à se préoccuper de ce qui arrive en Israël. Comme si le plat de résistance devait s'inquiéter de l'apéritif. 
Et pourtant, dans un sursaut d'optimisme, je voudrais m'efforcer de donner des aliments à l'amour sincère que je porte A 0 l'Europe, à ma conviction que sa culture a encore quelque chose à proposer au reste du monde. Ce serait un code confidentiel entre nous, la marque que quelque chose a enfin changé : quand la conférence de "Durban II" sera ouverte, que commenceront les discours délirants sur Israël, vous allez créer la surprise. 
Oui, vous allez vous précipiter à la tribune et vous tenterez d'expliquer aux extrémistes ce que vous pensez d'eux. Essayez, vous, au moins une seule fois, de les tarabuster. 
Ce n'est pas facile, mais c'est infiniment moins inquiétant comme horizon que ne l'est pour nous, Israéliens, le jeu que vous nous poussez à jouer. Et ce sera le signal que, oui, peut-être, ça va enfin changer ! 
Traduit de l'hébreu par Nicolas Weill
Amir Gutfreund
Ecrivain israélien 
Né en 1963, il a suivi une formation de mathématicien au Technion d'Haïfa et est ancien colonel de l'armée de l'air. Son premier roman, "Les gens indispensables ne meurent jamais ", publié en 2000, a reçu le prix Sapir. Il a été traduit en français en 2007 et publié chez Gallimard. Ce récit raconte de façon sensible le choc générationnel entre jeunes Israéliens et survivants vieillissants d'une Europe où a eu lieu la Shoah.

 Transmis par Léon Chouraqui

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